Le projet m’a ‘tuer’
3 février 2025

Le projet m’a ‘tuer’


Histoire d’une gabegie

Automne 2006, la nouvelle tombe. Nous avons gagné l’appel d’offre. Nous, c’est un petit cabinet de conseil en gestion de projet. Je fais partie des 5 consultants vendus au groupement d’intérêt public du dossier médical personnel – le GIP-DMP.

La mission : Assistance au Pilotage du projet (Lot 1).

Voici l’histoire d’une gabegie.

Ma première impression a été plutôt positive. Situé au métro Kleber, dans le très chic 16ème arrondissement de la capitale, je vais travailler pour la première fois de ma carrière dans Paris. Cela me changera de l’industrie, du RER et des bus toutes les 20 minutes.

Les locaux sont incroyables : ancien hôtel particulier transformé en bureaux, nous sommes installés au rez-de-chaussée, la direction occupant le dernier étage.

Je réalise alors où passe les impôts que je paie depuis quelques années, mais je suis loin de me douter de la suite.

En réalité, je ne vais pas souvent occuper le bureau dévolu à l’équipe, car nous avons des réunions à organiser et l’espace manque. De grandes salles sont alors louées dans un centre d’affaire proche du Trocadéro. Nous pouvons heureusement nous y rendre à pied. 

Tout se passe plutôt bien, le personnel est fort sympathique, même si je comprends rapidement que je ne suis qu’un consultant.

Qu’est-ce qu’un consultant pour le GIP-DMP ? C’est quelqu’un qui fait ce qu’on lui demande, et surtout quelqu’un qui fait. Car dans l’équipe, peu de « faiseux » mais beaucoup de « diseux ».

Prenons le service communication par exemple, service le plus staffé. Plusieurs personnes, occupées à gérer des prestataires et freelances plutôt qu’à communiquer.

J’ai alors compris l’expression « donner les moyens » si souvent employée par nos dirigeants politiques : il s’agit de fournir de l’argent qui doit être dépensé. La mission principale est donc de savoir acheter à l’extérieur une compétence déjà disponible en interne mais occupée à gérer les achats et piloter les entreprises.

Que je sois bien compris. J’ai croisé des gens brillants. Vraiment brillants. Y compris dans le domaine de la gestion de projet. Mais surtout des personnes maîtrisant la théorie et ne s’abaissant pas à produire.

Ainsi, nous étions destinés à rédiger les documents de travail, sur des sujets techniques auxquels nous ne comprenions rien (c’est là que j’ai dû apprendre la différence entre une authentification et une identification), afin que les différents directeurs n’aient pas à se salir les mains. A croire qu’ils vivaient encore à l’époque de l’encre et de la plume et non à celle des ordinateurs et du traitement de texte.

Arrivant en fin d’année, nous devions réaliser un plan de charge, comme dans tout projet.

Premier point d’étonnement, j’ai dû créer, rétrospectivement, le plan de charge de 2006. M’appuyant sur des entretiens menés en interne, ledit plan de charge a été produit.

Lors de sa présentation, j’ai découvert une particularité de l’administration : la question n’est pas celle des besoins, mais de justifier des embauches de personnels qui avaient été effectuées durant l’année.

Pour l’année 2007, la logique était alors la même : chaque direction donnait son plan de recrutement qu’il fallait justifier en proposant un plan de charge qui, magiquement, correspondait.

L’équipe grossissait donc inévitablement. Il fallait envisager un déménagement dans des locaux plus grands. Le contexte ambiant d’économies dans la fonction publique pousse vers un déménagement en proche périphérie.

Quelle agitation ! Chacun est alors plus affairé à défendre une localisation intra-muros qu’à faire avancer le projet.

Ma mission évolue alors vers une analyse du meilleur positionnement géographique. Fort de mon expérience avec le plan de charge, je comprends que la conclusion est évidente : il faut rester dans Paris.

En parallèle, la vie du projet continue. La montée en charge, au-delà des ressources humaines, comprend aussi le matériel. Aussi faut-il que chacun, pour montrer son statut, dispose d’une imprimante laser couleur dans son bureau individuel.

Notre mission de pilotage intègre fort heureusement des actions véritablement liées à la gestion de projet. Nous devons produire le planning du projet. Sujet hautement stratégique.

Car oui, dans un projet, le planning est stratégique en cela qu’il contient les tâches du projet, leur séquencement, les évaluations de durées. Il nous faudrait du temps pour réaliser un planning réaliste, mais nous n’en disposons pas. D’ailleurs, le planning n’a pas besoin d’être réaliste.

Le directeur général nous réunit dans son bureau : les élections présidentielles arrivent, et l’engagement du ministre était de livrer le projet avant le 1er tour. Son cabinet a donc appelé pour donner ses instructions : lui montrer un planning correspondant à ses promesses afin qu’il puisse prétendre, en toute bonne foi, ne pas être au courant de l’inévitable dérapage dont nous sommes tous conscients.

Le sujet est d’autant plus tendu que le patron du GIP-DMP est potentiellement ‘ministrable‘ en cas de victoire de Ségolène Royal.

Nous réussissons à négocier une fin de projet entre les deux tours. Tout aussi irréaliste.

Mais comment justifier que le projet avance suffisamment pour que cet atterrissage du projet semble atteignable ? Fidèle à la culture de l’administration, il nous faut dépenser. D’abord, dépenser en recrutement. Le service RH doit donc s’étoffe pour pouvoir absorber le soi-disant pic de recrutement… Le plan de charge est également à revoir entièrement.

Ensuite, dépenser auprès des entreprises, notamment des entreprises de communication. Le logo est donc modifié, et il faut par conséquent revoir toutes les plaquettes ainsi que le site internet ce qui a pour corollaire de gonfler encore plus les dépenses prises en compte pour mesurer l’avancement du projet. Mais comme cela ne suffit pas, une grosse commande de plusieurs millions d’euros est passée à un prestataire informatique.

Si le projet dépense, c’est que le projet avance. Voilà la culture qui prévaut à ce moment-là.

Par la suite, à chaque demande au prestataire informatique, la réponse est invariablement la même : « ce n’est pas prévu au contrat, je vous fais un devis »

J’ai tenu 3 mois dans cet environnement. Un trimestre durant lequel les réductions de coûts, les optimisations financières et le souci de l’euro dépensé de l’industrie m’ont manqué.

J’ai quitté le GIP-DMP pour prendre une mission de chef de projet dans une grande entreprise industrielle où je me suis efforcé d’améliorer la marge et de contenir les dépenses tout en atteignant le résultat attendu. Là, j’ai vraiment compris ce qu’était le contract management.

C’était en 2006. Le lancement était prévu pour avril 2007. Le Dossier Médical Personnel a été remplacé par le Dossier Médical Partagé, lancé en 2018, lui-même remplacé par Mon Espace Santé en 2022.

En 2012, une estimation – incomplète par manque de données – de la Cour des Comptes évalue le coût du DMP à 210 millions d’euros. En 2018, ce sont 500 millions de gâchés. Aujourd’hui, noyé dans l’agence du numérique de santé et les projets de modernisation informatique, le budget du projet ne peut être défini. Ce sont probablement quelques milliards qui sont en jeu aujourd’hui, entre le gâchis précédent et ceux à venir.

Triste exemple, il illustre des pistes d’économies importantes pour le gouvernement : un changement de paradigme mettant en avant les résultats collectifs plutôt que les agendas personnels, une révision des projets en cours pour ne garder que les plus pertinents, et une culture des projets au plus haut niveau de l’Etat.

…le projet m’a tuer…

  • Jean-Charles Savornin
    Jean-Charles Savornin

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